J’ai lu « Éloge du carburateur » de Matthew Crawford (écrit en 2009).
Je connaissais de loin ce livre depuis plusieurs années, mais je ne l'ai lu que tardivement. Il a été très éclairant sur mes propres ressentis et expériences.
Je range ici quelques traces de passages qui m'ont marqués, rangés par thèmes. Notez que certains thèmes ont des segments qui se chevauchent, voire se recoupent.
Introduction
Matthew B. Crawford était un universitaire qui a suivi des études de physique puis de philosophie politique. Déprimé et désabusé par son travail, il a démissionné de son premier job dans un think tank au bout de quelques mois, pour finir par monter un garage de réparation de motos.
Dans son livre, il montre en quoi le « travail intellectuel » est plus pauvre et déresponsabilisant que ce que l'on croit. A l'opposé, le travail artisanal et manuel peut être beaucoup plus enrichissant et stimulant pour l'esprit. Il nous livre ses réflexions dans cet essai que je vous recommande de lire.
Intelligence artificielle
« L'intelligence artificielle ne fait pas le poids face à la stupidité naturelle. »
— Albert Einstein
L'auteur évoque plusieurs fois l'intelligence artificielle. Je conserve ici un langage commun pour tout un chacun, je ne rentrerai pas dans les différences entre IA… Bref, ce qui ressort du livre, c'est la transformation du travail intellectuel induit par ces outils d'IA.
On permet à des gens non-qualifiés, non-experts, d'accéder à un pouvoir de création qu'ils n'avaient pas. C'est facile à illustrer avec les IA génératives qui permettent de réaliser des dessins magnifiques sans avoir passé des milliers d'heures à apprendre à dessiner, et sans avoir l'expertise pour en discerner les éventuels défauts.
Cette transmission de création est assimilable à une forme de transmission de pouvoir. Si certains gagnent ce pouvoir, cela implique que d'autres le perdent, ce que j'associe à ce que dit Crawford page 58 sur le « raz-de-marée de déqualification en col-blanc qui s'annonce à l'horizon ».
Dans le chapitre 6 sur « les contradictions du travail de bureau », dans « Indexer et résumer », l'auteur parle de son expérience de rédacteur, où il devait s'employer à produire un maximum de résumés d'articles, tout en essayant d'y ajouter une valeur. Cette expérience abrutissante résonne avec les IAs actuelles où produire un résumé devient très facile. Cependant, la production des IAs ne garantit absolument pas la fiabilité des informations. La tentation de gain de temps est tellement grande que je ne doute pas que les IAs seront de plus en plus utilisées dans ce type d'entreprise où la quantité prime sur la qualité.
Crawford évoque le fordisme (qui fut une forme de mise en application du taylorisme) à la page 53, ce qui a permis d'abstraire le travail des gens en les mettant à la chaîne, comme des engrenages décérébrés. Cette époque a permis un transfert du savoir artisanal épars à des bureaux d'étude qui concevaient les méthodes de fabrication. Les travailleurs se sont progressivement habitués à ce changement, oubliant les autres manières de travailler, qui pouvaient être plus enrichissantes.
L'intelligence artificielle actuelle déclenche un changement analogue dans le monde du travail, en transformant des travailleurs de la pensée (ex. des développeurs informatiques) en simples interfaces d'un prompt d'IA. Bien ou mal ? les deux mon capitaine. En effet, on va noter un gain de production qui pourra possiblement permettre de rendre service aux humains, mais on va également, à l'instar de l'industrie, baisser la qualité de ladite production, ainsi que le sens et l'épanouissement que nous pouvons donner à notre travail.
Autour des pages 200, Crawford parle de l'automatisation et de l'informatisation des processus qui transforme un savoir dans une matrice (manuel, code informatique…) donnant une illusion d'universalité. Dans le cas du code informatique qui est au final une succession d'instructions, elles manquent du contexte général (caractère « situé ») pour s'auto-corriger en cas d'erreur, ce qu'un humain sait naturellement faire. Je vois dans les LLMs d'aujourd'hui une nouvelle couche de complexité qui se situe entre de simples instructions et le langage humain. Elles sont capables de contextualiser un ensemble de questions ou de choses à effectuer, c'est ce qui cause leur « effet whaou », produisant des choses fleurant étrangement l'humain. Mais ce n'est qu'illusion, car on est encore très loin des capacités humaines.
Infantilisation
« Le capitalisme moderne est la philosophie de l'abrutissement par le besoin. »
— Aymeric Caron« Le pouvoir est de déchirer l'esprit humain en morceaux que l'on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l'on a choisies. »
— Georges Orwell, 1984
Crawford interroge autour des pages 69-70 la relation de l'humain à son environnement, avec une forme d'idéologie de la liberté promue par la culture de la consommation. La mise en place de certains dispositifs censés nous faciliter la vie sont parfois infantilisants et nous déresponsabilisent par rapport à notre environnement.
Quand Crawford parle de consommation matérielle, je pense aussi à la consommation informatique et le mal qu'elle peut générer. Qui n'a pas pesté contre un formulaire qui ne fonctionnait pas ? ou contre une dématérialisation amenant plus de problèmes qu'elle n'en résolvait ? À ce titre, je trouve que les acteurs du monde informatique (développeurs, PO, PM…) prennent avec trop de frivolité la construction des outils informatiques. Le manque de rapport à la réalité concrète, derrière notre écran, fait oublier la réalité vécue par les gens, ainsi que l'impact que peut avoir sur leur vie notre légèreté à traiter certains problèmes. Ces idées sont à mettre en rapport avec la réification que j'ai pu observer autour de moi dans les entreprises.
Je traverse une période où je remets en question mes choix passés. Quand j'ai démarré dans le web, il y a 25 ans, je le voyais vraiment comme un moyen formidable de partage de savoir, de communication entre les humains, libre, ouvert. Aujourd'hui, internet est essentiellement capté par de gigantesques entreprises, pollué de publicités, énorme consommateur de ressources. La liberté de « surf » n'existe plus : impossible d'accéder à certains contenus sans être envahi de pub, de devoir se créer un compte… Les navigateurs se sont transformés de plateforme d'affichage de contenu en plateforme d'application. Internet Explorer était honni pour son monopole, mais Google Chrome est adulé pour le même monopole 15 ans après : il y a un pivotement intellectuel qui m'inquiète.
Je m'interroge sur le rôle et la responsabilité des acteurs du web dans cette infantilisation d'interfaces bling-bling pour capter des utilisateurs, réifiés en source de pognon ou source de données personnelles. Les applications mobiles ne sont pas en reste quand il s'agit d'exploiter des mécanismes psychologiques addictifs pour gagner de l'argent.
Côté environnement de travail, l'infantilisation galopante s'exprime pour moi à travers tous les efforts de gamification de l'environnement de travail : baby-foot, gadgets, goodies… Je perçois ces tentatives maladroites de fidéliser ses employés, comme une artificielle « culture d'entreprise ». Crawford en parle page 171, la culture au sens traditionnel, est un berceau dans lequel on grandit et qui relève de l'implicite. De mon point de vue, vouloir « créer » une culture d'entreprise est cocasse, à l'instar de l'enfant qui tente une chose impossible.
Ingénierie
« Je devais à l'origine devenir ingénieur, mais l'idée de devoir consacrer mon énergie créative à des choses qui rendent la vie pratique de tous les jours encore plus raffinée, avec pour objectif une plus-value répugnante, m'était insupportable. »
— Albert Einstein« J'ai un ami qui a réussi tous ses examens. Moi j'ai échoué à tous. Lui est ingénieur chez Microsoft. Moi je suis le fondateur. »
— Bill Gates
Je me qualifie d'ingénieur avant d'être un développeur. Selon moi, être un ingénieur, c'est être à la croisée de plusieurs domaines : les sciences (théoriques et appliquées), la gestion de ressources (humaines, matérielles, financières…), l'anticipation de la maintenance dans l'espace et dans le temps, la conception, tout cela en restant ancré dans le réel : tourné vers les êtres et les choses.
Crawford évoque page 100 la différence entre les « constructeurs » (ou architectes) et les « réparateurs » qui ont une relation au monde très différente. Les premiers sont dans la maîtrise et le contrôle de leur création, alors que les deuxièmes sont confrontés à l'échec. Cette différence de rapport au monde est mélangée dans ma définition de l'ingénierie. Rapporté à ces termes, je dirais que l'ingénieur est plus un « constructeur » qu'un « réparateur ». Mais dans ma perception de l'ingénieur, la connaissance de la réalité est nécessaire pour anticiper les moyens de maintenir la construction dans l'espace et dans le temps définis par le projet. Cela veut dire que l'ingénieur doit rendre des comptes au « réparateur » en l'aidant dans sa tâche de « réparation » grâce à une anticipation maximale (dans l'état des connaissances au moment de la réalisation).
Cette anticipation, qui est très prégnante dans ma vie, est beaucoup trop mise sous le tapis des « délais et des coûts » dans notre monde actuel. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il vaut mieux prévenir que guérir, mais quand il s'agit de transformer les mots en actes, il n'y a plus personne. C'est un des éléments que j'associe à la « qualité » au sens large : prévoir des systèmes les plus réparables possibles. C'est en complète contradiction avec ce que j'observe dans le monde actuel qui préfère pas cher, qui rapporte, rapidement.
Crawford insiste bien sur le besoin d'entretien, de réparer, de préserver. Forcément à ce stade, je me dois de parler de « dette technique ». Derrière ce terme, à mes yeux, je fais à 100% un parallèle avec l'entretien, la réparation. Tandis que les entreprises et leurs décideurs ont tendance à voir ça comme une espèce de fatalité sur laquelle ils n'ont pas de prise. Non, au contraire, ça peut être facilement géré… mais il faudrait pour cela revenir sur l'anticipation que doit exercer le « constructeur » envers le « réparateur ». Étant donné l'état actuel du monde, je vous avoue avoir peu ou pas d'espoir en ce sens.
Parlant de « constructeurs » et de « réparateurs », la société a la fâcheuse tendance à valoriser, voire encenser les premiers et à ignorer les derniers. Quand on voit le culte dédié à certaines figures de « la tech » pour leurs « créations » (qui d'ailleurs parfois n'ont pas créé eux-mêmes…), on peut s'interroger sur ce déséquilibre. J'ai la conviction que c'est lié à une certaine facilité, voire une forme de fainéantise : il est plus facile de produire de l'argent à partir de création, qu'à partir de réparation. Cette philosophie court-termiste qui imprègne beaucoup de milieux n'a aucun sens à mes yeux.
Etudes
« C'est un phénomène classique que la déchéance des études s'accompagne de l'inflation des diplômes et des titres. »
— Jean-François Revel« Ca coûte vachement cher les études ! Et pourtant, moi je faisais gaffe. J'étais un de ceux qui étudiait le moins. »
— Coluche
Les études, l'université, page 165, Crawford aborde le thème de la demande croissante de légitimation universitaire et du sens des diplômes. En ce qui me concerne, ma vision de l'ingénieur ne correspondait pas complètement à ce que la société attendait de moi. J'ai mis ce schisme de côté pendant de longues années, malgré avoir ressenti un profond malaise en 2002 quand j'ai obtenu mon diplôme, provoqué par mon incapacité passée à m'identifier à mes pairs.
Je programme depuis l'âge de 6 ans. En école d'ingénieur, j'étais major en programmation. En 2002, le contexte compliqué du recrutement post An-2000 m'a orienté vers un boulot d'administrateur système. En 2008, quand j'ai voulu revenir au développement, il a été très difficile de changer de « voie », même avec un diplôme d'ingénieur généraliste et mes compétences en programmation, développées personnellement. Je trouve que le secteur du recrutement est trop attaché à la surface et qu'il manque de profondeur : l'importance des titres ronflants, des diplômes, des postes prestigieux, des salaires démesurés…
David Labaree (historien de l'éducation) est cité par Crawford sur ce thème page 167 : « les caractéristiques formelles du processus de formation (…) finissent par avoir plus de poids que la substance des connaissances » et la « fonction sociale des notes l'emporte sur leur usage pédagogique ». Je suis effaré par la déchéance de l'Education, du manque de moyens chroniques et de la maltraitance institutionnelle subie par les enfants et étudiants. Si on en croit Crawford, ça s'inscrit logiquement dans ce qui est « bon pour la société et bon pour votre carrière ».
Page 182, Crawford aborde l'auto-estime, qui est corrompue par les mécaniques de stimulation de groupe liées aux formations : bourses, stages, notes, diplômes. Ces éléments que l'on peut porter comme des étendards n'aident pas à se construire une « indépendance d'esprit », une « audace intellectuelle », entre autres.
Intuition
« Distinguer le "raisonnable" et le "rationnel". Le premier inclut l'intuition et l'affectif. Le second n'implique qu'un déroulement correct du processus logique. »
— Hubert Reeves« La seule vraie chose précieuse est l'intuition. »
— Albert Einstein« C'est avec la logique que nous prouvons et avec l'intuition que nous trouvons. »
— Henri Poincaré
Page 45, Crawford fait la différence entre « solving » et « finding » dans l'opération de résolution d'un problème. L'idée de « solving » renvoie à l'exercice technique qui consiste à réparer le problème en mettant en application ses compétences, car on sait exactement que faire. Le « finding », quant à lui, fait appel à l'expérience pour être efficace dans la recherche des causalités du problème (parce qu'il y a souvent trop de paramètres à prendre en compte pour pouvoir vraiment tous les examiner). L'expérience vous permet d'éliminer le négligeable par reconnaissance du genre de problème rencontré.
Avant de lire ce livre, j'associais généralement le « finding » à une forme d'intuition, qui pour moi est un processus mental « inconscient » enrichi par l'expérience qui vous permet d'éliminer beaucoup de paramètres pour tomber juste plus rapidement. J'ai l'impression que ces déclinaisons de l'expérience professionnelle sont souvent ignorées ou oubliées en entreprise. On vous juge sur votre pédigree universitaire, sur la liste de technologies sur lesquelles vous avez travaillé, sur les entreprises dans lesquelles vous êtes passé. Mais ces capacités gagnées de l'expérience, que vous les appeliez « finding », « intuition »… sont ignorées des processus de recrutement.
Rapporté à l'expérience et au réel, page 191, Crawford exprime l'importance « de pouvoir apprécier le caractère situé du type de réflexion que nous mettons en œuvre quand nous travaillons ». La beauté de la simplicité de certaines abstractions, l'attirance d'appliquer des règles par la codification du savoir, dégrade le processus de travail en mettant de côté l'intuition.
Je mets ces éléments en parallèle de la recherche obsessionnelle de contrôle et de codification de l'organisation du travail des salariés par les employeurs. Ce faisant, ils s'interdisent une forme de réflexion, stimulante, enrichissante qui fait partie de la nature humaine. Page 186 Crawford parle du « savoir » dans son chapitre « La pensée en action ». Il oppose le savoir « théorique », transmissible, universel, du savoir « pratique » qui est lié aux individus. L'intuition, composante du savoir-faire, se forge avec l'expérience dans le temps et est intrinsèquement lié à la pratique.
On pourrait confondre l'intuition avec l'inspiration, il y a une part de chevauchement entre ces notions. À ceci près que l'inspiration est plus tangible car on peut la chercher, alors que l'intuition ne peut qu'être provoquée, car elle peut ne jamais se trouver volontairement.
Simplicité
« La simplicité est la sophistication suprême. »
— Léonard de Vinci« La simplicité est une grande vertu, mais elle exige beaucoup de travail pour y parvenir et de l'éducation pour l'apprécier. Et pour couronner le tout, la complexité se vend mieux. »
— Edsger W. Dijkstra (mathématicien et informaticien néerlandais, récompensé du Prix Turing)
Personnellement, mon intuition est câblé à un état d'esprit de la recherche de la solution la plus « simple ». Faire « simple » est difficile, car cela suppose faire au moins autant de choses qu'en le faisant complexe, mais en étant plus économe (en ressources), plus maintenable (réparable et évolutif), plus compréhensible par autrui. Une fois une solution « simple » trouvée qui vous a demandé beaucoup d'efforts, quand vous la présentez à vos pairs, beaucoup trouvent cela évident sans vraiment percevoir à quel point elle a été difficile à obtenir. Dans le langage courant, malheureusement « simple » renvoie à « facile », alors que ce sont différentes notions.
L'écosystème actuel est bardé d'outils et de technologies de tout poil. Il est facile de construire de nouvelles choses par assemblage de ces éléments, un peu à la manière de legos. Le problème réside dans le manque récurrent de recul dans l'utilisation de ces éléments qui mène souvent à une machine de Rube Goldberg. L'assemblage vire au complexe, devient irréparable et les causes sont rangées dans la case « dette technique ».
La simplicité est chez moi un produit fonction du temps et de l'intuition. Pour trouver une solution simple à un ou plusieurs problèmes, je construis en mémoire des cartes mentales du système concerné et je les laisse mûrir en revenant dessus régulièrement. Ça produit un résultat dans une durée incontrôlable, mais souvent d'une simplicité qui tend à l'évidence.
À mes yeux, la « simplicité » revêt une forme d'esthétique qui renvoie à l'art, au savoir-faire, à l'invisible évoqué par Crawford page 110. Cette épuration de superflu n'est perceptible que par les gens d'expérience qui savent « voir l'invisible ». Cette notion de perception de « l'invisible » est redéveloppée page 193 dans l'évocation de la reconnaissance intuitive de caractéristiques de situation typique par les experts d'un domaine.
Altruisme
Disposition à s'intéresser et à se dévouer à autrui (opposé à égoïsme).
— Définition du Robert« L'explication est le summum de l'altruisme intellectuel puisqu'en essayant de faire comprendre quelque chose à quelqu'un, on renonce du même coup à une supériorité. »
— Philippe Bouvard
Je me considère altruiste. Ce qui me tracte dans la vie, c'est une démarche tournée vers autrui : simplifier, nettoyer, aider, enseigner, partager, transmettre, améliorer… J'essaie d'appliquer cela dans ma vie professionnelle en informatique. Malheureusement, le monde actuel est tellement individuel et centré sur l'argent que je finis souvent blessé dans mes relations avec mes collègues ou les entreprises dans lesquelles je suis passé. Rassurez-vous, je ne vais pas faire l'inventaire des choses que j'ai sacrifiées pour autrui, demandez à mes anciens collègues ce qu'ils ont gagné à mon contact.
Matthew Crawford autour des pages 115, fait référence à Robert Pirsig et son « Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes ». Il évoque l'attitude du bon mécanicien qui est expert en son domaine et de l'idiot qui ne fait pas bien attention à ce qu'il répare. Le terme « idiot » d'après Crawford renvoie étymologiquement au caractère « privé », en opposition au « public ». L'idiot ne prend pas en compte son rôle public de mécanicien « qui suppose une relation de préoccupation active à l'égard d'autrui ». Lisez le livre pour plus de détails, mais je retiens qu'être altruiste est un élément facilitant l'accès à l'expertise en son domaine.
Crawford reparle de l'idiotie à la page 119, car il développe que l'idiotie est portée au niveau d'un idéal. Du taylorisme industriel à la fabrication de services administratifs qui appliquent à la lettre des consignes sans savoir faire autre chose, être idiot est profitable pour le système économique. Le terme idiot est un peu fort, j'adoucirais cela en disant que le système aime bien vous mettre des œillères. La dégradation du travail va de pair avec un déficit de compétence morale, vis à vis des clients, des collègues… À mon grand désespoir, l'altruisme est une qualité qui n'est pas valorisée de nos jours dans l'informatique.
Ces notions sont corrélées également à la perte de responsabilité que j'observe dans le monde du travail : combien de fois avez-vous entendu « ce n'est pas ma faute, c'est l'informatique » ? La dématérialisation forcée a facilité ces postures irresponsables de personnes, services, ou entreprises, tout en perdant les compétences et les pouvoirs d'action qu'ils avaient précédemment. Ce ne serait pas un problème si l'altruisme était plus répandu, car face à ce genre de situation, au moins, vous auriez un interlocuteur pour vous aider. Malheureusement, désormais, c'est un standard : démerdez-vous, ou soyez suffisamment agressif pour faire bouger les choses, mais surtout n'attendez pas d'aide. Cet état d'esprit ambiant qui contamine tous les espaces est déprimant.
Curiosité
« Sans la curiosité de l'esprit, que serions-nous ? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science : désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles. »
— Marie Curie« Je n'ai pas de talent particulier. Je suis seulement passionnément curieux. L'important est de ne pas arrêter de poser des questions. La curiosité a sa propre raison d'exister. »
— Albert Einstein
La curiosité a sa vie propre en nous, il nous faut arriver à la contrôler, mais il faut aussi la laisser nous contrôler à certain moment : c'est un équilibre délicat à gérer. Car la curiosité nourrit le savoir. Trop de curiosité rentre en conflit avec des paramètres comme le temps, ou le budget disponible. Crawford en parle page 142, en dissociant la curiosité théorique de la curiosité pratique qui doit être disciplinée.
D'après Paul J. Griffiths cité par Crawford, la curiosité est un « désir autarcique », l'idée de désir renvoie à la notion de plaisir. Le contrôle de ses désirs, et donc de la curiosité est nécessaire pour rester dans un équilibre sain.
Je suis curieux, c'est une composante de qui aime apprendre. Dans mon domaine informatique, apprendre est un mécanisme très souvent individuel. Les entreprises s'attendent à ce que les techniciens se documentent, apprennent, comprennent seuls pour atteindre les objectifs qu'on leur a donnés. Parfois, elles prennent en compte ce temps dans leur planification, mais parfois non, comme si le savoir devait être inné. Cela mène à un développement très égoïste du savoir acquis par pas mal de développeurs.
En informatique, la curiosité est nécessaire pour résoudre des problèmes et permet d'avoir des travailleurs qui se gardent plus ou moins à jour des nouveautés sans avoir besoin d'organiser une formation continue. Ayant toujours été très partageur, j'ai beaucoup donné de mon savoir acquis au cours des années. Naturellement, les gens ont pris ce que je donnais, mais ce constant partage à sens unique me laisse fatigué, triste et parfois amer.
Apprendre
« Il faut apprendre, non pas pour l'amour de la connaissance, mais pour se défendre contre le mépris dans lequel le monde tient les ignorants. »
— Charlie Chaplin« Apprendre d'hier, vivre aujourd'hui, espérer pour demain. L'important est de ne pas arrêter de poser des questions. »
— Albert Einstein
Apprendre est important pour moi. C'est un élément essentiel qui me tracte dans la vie. Page 158, Crawford parle de l'impossibilité de coexistence des objectifs propres de son travail (production de texte qualitatif) avec les objectifs de l'entreprise dans laquelle il travaille (maximisation du profit). Comme Crawford, ces objectifs propres de mon travail sont ce qui me poussent à accomplir ces tâches, ils donnent du sens à mes actions.
Crawford évoque page 27 que « la nouvelle économie repose sur l'aptitude à apprendre constamment des nouvelles choses : ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalisations concrêtes. ». Le domaine informatique en constante mutation contient de facto beaucoup de choses nouvelles à apprendre. On a vu se développer depuis un peu plus d'une décennie les postes de « fullstack », ou de « devops » qui rentrent selon moi dans la définition de Crawford. Ce sont des fonctions dans lesquelles on vous embauche sur un éventail de compétences diverses à un niveau « suffisant », et non pas sur un savoir-faire précis, isolé, pointu.
On voit donc des nuances se former autour de cette notion d'apprentissage. Il y a le savoir épars, étendu, de l'ordre des connaissances générales d'un côté, mais il y a aussi le savoir précis, pointu, expert en un domaine. De mon point de vue, les entreprises favorisent trop la dispersion, corrélé aux « hypes » technologiques. Cette évolution permanente des environnements de travail, avec cette course à l'éventail de compétences, est fatigante selon le contexte personnel et professionnel.
Je m'interroge sur les dégâts potentiels de cette « nouvelle économie » à l'échelle d'une génération pour les jeunes qui foncent tête baissée dans ces métiers. J'impute une grande part de ma fatigue accumulée entre la trentaine et la quarantaine à ce milieu professionnel débridé.
En paraphrasant Crawford, car je le pense, les gens sont forcés à une instabilité permanente qu'ils répugnent. Pour moi, le savoir précis apporte plus d'apaisement et permet de se recentrer. Alors que le savoir dispersé épuise, tout en étant superficiel, avec une forme de volatilité. Il y a un manque d'équilibre et de cohérence dans ce qu'on demande aux travailleurs.
C'est peut-être à mettre en regard avec les évolutions des métiers un peu partout : que ce soit le public ou le privé, les employés se voient attribuer de plus en plus de tâches, faisant appel à des compétences de natures différentes. Cette recherche de polyvalence maximale des employés est un effet de transfert de charge sur eux : je l'interprète comme un moyen facile pour les employeurs de se dégager des difficultés de recrutement, d'organisation, de formation… dans un monde toujours plus rapide.
Plaisir
« Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie. »
— Confucius« Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n’est pas la vôtre. »
— Steve Jobs
Steve Jobs a également dit « Le seul moyen de faire du bon travail est d’aimer ce que vous faites. ». La contraposée est donc : si on ne fait pas du bon travail, alors on ne peut pas aimer pas ce que l'on fait. Toute la difficulté vient à définir ce qui est « du bon travail ». La définition varie selon le point de vue et les objectifs potentiels à atteindre.
Autour de la page 225, Crawford parle de l'engagement et du plaisir à son activité, avec pour conséquence la gratification qu'on en retire. Il l'illustre par une expérience sociale effectuée sur des enfants qui produisent des dessins plus qualitatifs et spontanés lorsqu'ils ne sont pas informés d'une récompense à la clef. Cela suggèrerait que rien que le fait de percevoir un salaire altèrerait notre activité. En conséquence, cela impacterait aussi notre plaisir à travailler.
Chaque individu doit concilier le fait qu'il est inscrit dans une réalité matérielle (il faut manger, se soigner…). Plus le travail a comme objectif des récompenses variées et plus il aura tendance à nous aliéner à lui, en perdant le caractère spontané nécessaire pour éprouver plus de plaisir au travail lui-même.
Les start-ups qui vous font miroiter des parts de l'entreprise, la méritocratie, des apéros, des soirées…, ce sont pour moi autant d'indicateurs de perte de plaisir dans le travail. Autant de récompenses périphériques au travail sont forcément là pour tenter de combler des lacunes dans la valeur intrinsèque du travail effectué.
On peut éprouver tout de même du plaisir au travail malgré tout ces appeaux, en réussissant à trouver des éléments qui maintiennent notre intérêt dans l'activité exercée, mais le travail serait donc une relation transitive pour l'obtention de plaisir. En ce qui me concerne, pour faire du bon travail, il faut que je puisse produire un niveau de qualité technique important. Malheureusement les entreprises sont souvent en dessous de mes exigences, ce qui ne m'apporte aucun plaisir.
Pensée
« Nous ne pourrons jamais résoudre les problèmes de demain avec la pensée d'aujourd'hui. »
— Albert Einstein« Ne soyez pas prisonnier des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d'autrui. »
— Steve Jobs
Dans mon métier, un employeur fait appel à mes capacités cognitives. Ce faisant, c'est mon cerveau que mon employeur loue au travers de ce qu'on appelle un salaire. Depuis la révolution industrielle, les rapports entre le penser et le faire ont beaucoup évolués, mais il y a eu un coup d'accélérateur avec la bulle internet. Ce fossé qui s'agrandit rend le rapport au monde réel beaucoup plus compliqué.
Crawford cite Alexis de Tocqueville page 153 « les hommes aiment les idées générales (…) parce qu'elles les dispensent d'étudier les cas particuliers ». Cette citation m'a fait l'effet d'une baffe, car est en complète résonance avec mon ressenti fréquent d'être un emmerdeur à poser les questions que tout le monde préfère ignorer. Souvent, face à des besoins, le cas général est décrit en laissant à la discrétion du développeur de gérer les détails. Je suis un emmerdeur car j'anticipe, je pose beaucoup de questions sur des cas de problèmes techniques, de situations aux limites que d'autres préfèrent ignorer…
Cela me fait penser à cette expression « il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir » qui exprime ce que je pense d'une partie de ces entreprises. Il y a une contradiction à employer des gens de pensée, qui doivent se servir de leur cerveau, mais surtout ne pas trop penser, anticiper, alerter car on ne veut pas voir les « cas particuliers ». Malheureusement, les problèmes de sécurité et de performance sont souvent liés à eux, « le diable se cache dans les détails ».
À mes yeux, la précision est une valeur morale importante qui s'inscrit dans mon appétence pour les choses scientifiques, ordonnées, structurées. La pensée se doit d'être précise. Page 162, Crawford parle de la pression sociale des entreprises à ne pas être trop moraliste, car les valeurs que l'on porte peuvent être contradictoires avec les rapports de force au sein de l'entreprise. Il est vrai que j'ai une posture très exigeante envers moi-même sur la précision à apporter aux choses. On m'a plusieurs fois demandé de « savoir prendre sur moi », que je traduis en abandonner mes valeurs morales pour l'entreprise. C'est malheureusement au-dessus de mes forces quand on l'exige de manière permanente.
Conclusion
Après avoir travaillé pendant plus de 20 ans autour du web, je dois me rendre à l'évidence : mes espoirs pour Internet ont été noyés. Internet s'est transformé en une ruée vers l'or numérique, beaucoup ont gobé (et gobent encore) l'image d'Epinal de la multinationale ayant vu le jour dans un garage à grand renfort de travail acharné. Un meta-marché s'est créé autour de la création d'entreprises (start-up, scale-up, licorne, venture-capital…).
Depuis quelques années, j'ai l'impression d'assister à un nouveau secteur en expansion : le marché du recrutement. Est-ce à cause du turn-over, des carences en profils, de la prolifération d'entreprises promettant toujours plus de révolution grâce à leur produit SAAS (software as a service), je ne sais pas. Peut-être un syndrome FOMO (fear of missing out) des entreprises et recruteurs qui essayent de suivre les « hypes » qui s'enchaînent : blockchain, crypto-monnaies, no-code, intelligence artificielle…
Le livre de Crawford (2009) contient beaucoup d'éléments de nature prémonitoire sur la dynamique de transformation du travail de ces 15 dernières années. Quand je vois également l'émergence de nouveaux moyens de gouvernance pour un meilleur « engagement » des salariés, je ne peux pas m'empêcher d'avoir une petite alarme qui s'allume dans ma tête sur un possible effet manipulatoire dont il faut se méfier.
Avec la transformation en cours que va induire les « intelligences artificielles » dans notre travail, je n'ai pas fini de m'interroger sur le sens de mon action dans le monde informatique.